C5 • Table ronde : Les coulisses du tournage de « 12 jours », film réalisé
 par Raymond DEPARDON, tourné au Centre Hospitalier Le Vinatier, à Bron
 et présenté au Festival de Cannes 2017 (hors compétition)
Marion PRIMEVERT – Magistrat, Paris
Natalie GILOUX – Psychiatre, Bron

« Il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais ne jamais être infidèle ni à l’une, ni aux autres. » C’est sur cette phrase de Camus (L’Été, 1954) que c’est achevé au dernier Congrès Français de Psychiatrie le débat consacré au dernier film de Depardon « 12 jours ».

A quelques pas du Palais des Congrès de Lyon où se déroulait le 9ème Congrès Français de Psychiatrie, le complexe de cinéma projetait « 12 jours » dont la sortie en salles datait de l’avant-veille. La coïncidence de dates tenait pour bonne part au hasard ; en revanche, la coïncidence de lieux, non. Cette dernière tenait à la perspicacité des organisateurs du congrès qui avaient expressément demandé à l’UGC voisin qu’il diffuse le film afin que les congressistes puissent s’y rendre et le voir. De surcroît, les mêmes organisateurs avaient programmé au dernier jour du congrès un débat avec les inspiratrices et initiatrices du film : Nathalie Giloux, la psychiatre, et Marion Primevert, la juge. 

La psychiatrie dans toute sa grandeur

Car le film de Depardon, se situe à cette interface-là : de la médecine et de la justice, à une frange où toutes les complexités du métier de psychiatre et du soin sous contrainte affleurent et, dans leur sillage, les grandes interrogations éthiques, le doute raisonnable et le difficile équilibre à trouver entre la protection de la santé et la liberté de mouvement. Or, si le film, dans sa grandiose sècheresse sans aucun commentaire, laisse le spectateur bien seul face à tant d’interrogations, le débat entre spécialistes autour de ses deux instigatrices permettait d’aborder de front, collectivement et ouvertement ce dont le for intérieur de chacun ne manquait d’être secoué après la projection. Autant dire un grand moment de réflexion déontologique qui donnait foi dans la grandeur du cinéma, des hôpitaux et de la législation français.
Raymond Depardon était excusé, mais par la voix de Marion Primevert, nous avons su toute la différence qu’il avait pu mesurer entre son premier film en hôpital psychiatrique (San Clemente, 1980) et son dernier quant à la prise en charge des malades de l’esprit : « Il n’y a plus aucune commune mesure ». Tant pour ce qui concerne le respect de la dignité de la personne soignée, les espaces privatifs qui lui sont réservés, les recours dont elle dispose contre l’arbitraire, la qualité des soins délivrés : en quarante ans, l’hôpital psychiatrique s’est transformé en bien, nous a fait savoir celui qui en a pénétré les arcanes avec son œil autorisé de témoin, de citoyen et d’artiste. Son dernier opus ne manquera pas toutefois d’émouvoir en s’attardant sur la froideur délavée des grilles et couloirs d’hôpitaux et le peu d’humanité qui s’en dégage de prime abord, avec des services tous semblables dans leur nudité murale hantée de soliloques et de stéréotypies.

Le Sujet constitutionnel 

Laissant à chacun le soin de se faire son idée sur le film, concentrons-nous sur ce que le débat nous permettait d’apprendre ou de préciser. En France, chaque année depuis la promulgation de la loi de 2013, les juges des libertés prononcent 92.000 mesures concernant la privation de liberté pour des soins. Au niveau national, 9 % donnent lieu à une main levée de la mesure de contrainte – chiffre qui s’abaisse à 2 % au CHS du Vinatier à Bron où a été tourné le film. Une différence qui s’expliquera sans doute par la qualité de la formation des juges, dont il a bien été rappelé qu’ils ne sauraient se substituer au médecin – ni sur l’énoncé d’un diagnostic, ni sur l’estimation de la pertinence des soins, ni sur l’évaluation de la capacité des patients à y consentir. Dans ce parcours difficile qu’est le soin sous contrainte, le juge assure l’égalité du patient devant la Constitution. Il fut rappelé du reste que c’est à l’initiative de la Cour constitutionnelle que fut amendée la loi, afin que les patients ne fussent plus les seuls sujets de la République dégradés de leurs droits fondamentaux de citoyens à réclamer justice d’une privation de liberté. On ne pourra manquer de s’interroger toutefois, voyant les positions défensives de certains juges dans le film – que la caméra vient subtilement débusquer dans l’esquive d’un regard ou la perplexité d’un sourcil -, et leur défaussement systématique derrière le certificat médical, sur la collusion des pouvoirs chère à Foucault cité en exergue de l’œuvre. Ceci pour souligner, une fois encore, la complexité de cette interface et comment la parole du fou plonge celui qui n’est pas assez prévenu pour la recevoir, dans une détresse inimitable.

Les infirmes du signe

Du reste, Nathalie Giloux l’a plusieurs fois répété : cette parole du fou, pour être dénuée de raison n’est pas pour autant invalide. Ni aux yeux de la loi, qui considère que, si le patient n’est transitoirement plus apte à donner son consentement aux soins, il reste apte à tout le reste, et notamment à donner son consentement à être filmé. Ni aux yeux des spectateurs qui ne peuvent rester insensibles à la part de vérité dans la parole du fou : vérité exprimée dans la détresse, vérité lue dans les yeux, vérité inaudible alors qu’elle est écoutée. Nous savons depuis Pinel, repris par Gladys Swain et Marcel Gauchet, que tout dans les fous n’est pas fou, et que si leur parole est troublée, elle n’est pas insensée : tout le mérite du cadrage serré, des plans fixes, du montage implacable, est de le démontrer une fois de plus, rendant possible notre identification à eux.

Le point crucial du secret médical aura été également débattu, certains psychiatres de la salle s’émouvant à raison de sa transgression par l’image. Il leur aura été répondu en plusieurs points : que la loi reconnaît le patient libre de donner son consentement à exposer son visage et son histoire à la caméra, surtout assorti d’une possible rétractation jusqu’à la sortie du film ; que rien n’est dévoilé du dossier médical, sinon les certificats établis spécifiquement à destination du juge ; que la justice est rendue publiquement donc que tout un chacun peut voir en salle d’audience ce que le film montre à l’écran ; que les procès en correctionnelle ou aux assises, durant lesquels l’histoire médicale, les expertises des prévenus sont déballées, sont autrement plus indiscrets. Un dernier argument, sans doute le meilleur, est venu  de Marion Primevert : « Nous avions le choix : soit laisser indéfiniment les autres parler à la place du fou, soit lui tendre pour cette fois le micro. Nous avons jugé la parole médiate moins risquée mais plus indigne que la parole directe. Nous avons donc pris le risque de la parole directe. »