Dessin de Nina Cauchard 9 ans

C’est la consigne
– Bonjour. Pourquoi viens-tu d’éteindre ton réverbère ?
– C’est la consigne, répondit l’allumeur. Bonjour.
– Qu’est-ce que la consigne ?
– C’est d’éteindre mon réverbère. Bonsoir. Et il le ralluma.
– Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ?
– C’est la consigne, répondit l’allumeur.
– Je ne comprends pas, dit le petit prince.
– Il n’y a rien à comprendre, dit l’allumeur. La consigne c’est la consigne. Bonjour.

Le petit prince, Ch. XIV, L’allumeur de réverbère
Antoine de Saint-Exupéry

Ce n’est pas directement sur la consigne qu’Yves Calvi m’a sollicité le 16 avril pour son émission matinale. Non. C’est sur le zèle délateur qu’elle suscite chez celles et ceux qui aiment à la faire respecter par les autres en les dénonçant aux autorités. Un sondage Louis Harris pour RTL venait en effet de révéler que 43% des répondant(e)s « approuvent la démarche des gens qui signalent aux forces de l’ordre les personnes qui ne respectent pas le confinement ». C’est que nous sommes en guerre, voyez-vous. Il y faut bien les ingrédients habituels. Un ennemi, invisible, sournois et vicieux, comme il se doit ; une ligne de front ; une deuxième ligne ; une troisième ; des morts ; des héros qui se sacrifient ; des autorités ; et, donc, des délateurs. Une petite moitié de la population française. Business as usual. Chassez le naturel…

Pardon. Je me suis laissé emporter. C’est une faute professionnelle pour un sociologue que d’essentialiser, de naturaliser les comportements humains, sans tenir compte du contexte dans lequel ils surviennent et des catégories d’entendement qui nous sont collectivement proposées pour penser et donc pour entrer en relation. Sociologisons donc un peu.

À cet égard, la manière dont se distribuent ces 43% le long du spectre des sensibilités politiques est instructive :

Sympathisants France Insoumise : 30 %
Sympathisants Parti Socialiste :  34 %
Sympathisants La République En Marche : 40 %
Sympathisants EELV :   42 %
Sympathisants Les Républicains : 43 %
Sympathisants Rassemblement national : 58 %

Bon. Ici encore, business as… Pardon. Sociologisons, sociologisons. En fait, c’est précisément parce que cette répartition est assez attendue qu’on peut tenter une hypothèse intéressante. Plus on se rapproche des idéologies massivement structurées par l’Ordre et la Morale, plus les répondants ont tendance à dénoncer. Laissons de côté les raisons qui les y pousse, pour faire l’hypothèse que si c’est ce qu’on observe pour les dénonciations de transgresseurs de confinement, c’est que peut-être le confinement se trouve être placé dans un espace structuré par l’ordre et la morale (le bien et le mal) plutôt que, par exemple, le risque et la prudence (le bon et le mauvais) ou encore, disons-le en suédois[1], par « la liberté sous responsabilité ».

Une anecdote mentionnée par Yves Calvi durant l’émission va dans ce sens. Pour illustrer sans doute sa réprobation des dénonciateurs, le journaliste me disait avoir surpris quatre (jeunes) collaborateurs en train de boire des bières dans un bureau et les avoir donc « engueulés mais pas dénoncés ». Après m’être réjoui avec lui de cette position éthique, je lui demandais : « mais pourquoi même les avoir réprimandés ? ». Car après tout, même Didier Raoult n’a pas prétendu que le fait d’avoir une tête d’enterrement allait réduire la charge virale et mettre un terme à l’épidémie. C’est dire si nous sommes peu fondés à croire que dégrader notre sociabilité et notre joie de vivre soit de nature à nous protéger de la contagion. Si donc les quatre collaborateurs respectaient la distance physique (et non pas sociale, comme je l’évoquais dans mon précédent billet[2]) et ne buvaient pas aux même canettes, où était le problème ? Il pourrait certes être dans la consommation d’alcool. Rappelons que l’alcool cause chaque année en France deux fois plus de morts prématurées que n’en a causé à ce jour le Covid-19. Ce n’était pas le sujet en l’occurrence.

Si problème il y a, il est dans la confusion de l’interdit et du dangereux que j’évoquais dans mon premier billet avec les propos inauguraux du ministre de l’intérieur, qui nous assénait aux premières heures du confinement que tout ce qui était anodin était désormais interdit, plutôt de laisser le ministre de la santé nous informer que c’était désormais dangereux. Comme le font les Suédois.

Examinons la question exacte posée par le sondage Louis Harris : « Depuis la mise en place du confinement, les forces de l’ordre ont été amenées à faire des interventions pour des personnes qui contrevenaient aux règles (organisations de réunions, dîners, sorties sans motifs, etc.), sur appel des riverains ou des voisins. Vous-même, de laquelle des affirmations suivantes vous sentez-vous le/la plus proche ? Vous approuvez la démarche des gens qui signalent aux forces de l’ordre les personnes qui ne respectent pas le confinement / Vous n’approuvez pas la démarche des gens qui signalent aux forces de l’ordre les personnes qui ne respectent pas le confinement ».

De fait, la question porte bien sur une transgression des règles. Il s’agit évidemment ici des règles liées à l’obligation de confinement qui sont édictées par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire lié à la pandémie de SARS-Cov2, et qui sont listées dans l’attestation de déplacement dérogatoire que chacun est tenu de porter dans tout espace public sous peine de sanctions contraventionnelles voire délictuelles.

De quelles transgressions parle-t-on ? Avoir organisé une réunion ? Ne nous attardons pas sur la différence qu’il y pourrait y avoir à organiser un dîner en plein air à cinq autour d’un barbecue distants les uns des autres de plus de deux mètres, et l’organisation d’un rassemblement évangélique de 2000 personnes entassées durant plusieurs jours pour s’asperger au même bénitier[3]. Considérons simplement l’absurdité de l’apposition de « sans motifs » à « sorties » dans le cadre de mesures visant à se protéger d’un virus. Il n’est jamais bon de prêter des intentions à la nature, ou de croire qu’elle se préoccupe des nôtres.  Elle n’en a cure et il se murmure même chez les camusiens qu’il serait absurde de croire qu’elle a le moindre sens. Si la « sortie sans motif », c’est « mal » et qu’elle doit être dénoncée et punie, est-ce que pour autant que la « sortie avec motif » c’est « bon » et qu’elle doit être autorisée ? Une croix à motifs sur une attestation nous protègera-t-elle du virus comme elle nous protégeait des vampires avant que Dieu ne meure ? Son absence fera-t-elle de nous des cibles privilégiées de son infectiosité ? Il se murmure chez les meilleurs théologiens que même chez les évangélistes, depuis quelques semaines on n’y croit plus guère.

Le problème est critique. Avoir instillé dans l’esprit de la population dès le début du confinement qu’il fallait gérer les virus à coup de formulaires 27b-6[4], d’interdictions administratives et de croix dans des cases n’a permis, et ne permet toujours pas le développement de la moindre compétence opérationnelle pour se débrouiller dans la vraie vie vérolée. Ni donc le moindre déconfinement. C’est l’impasse parfaite : il faut vous confiner par voie administrative parce qu’on ne vous suppose ni compétence ni responsabilité. Puisqu’on vous a confiné par voie administrative, vous n’avez ni compétence ni responsabilité. Donc il faut vous confiner. Donc… Revoyons nous au 21ème siècle, au moins la classe politique qui nous inflige ces apories consternantes sera-t-elle à coup sûr décimée. Zut, nous aussi. Ça ne marche pas non plus.

Ce qu’il nous faut, outre de la sociologie, c’est peut-être un peu de philosophie, qui nous permettrait d’en finir avec « l’illusion nomocratique », selon le terme de Vincent Descombes[5], qu’il emprunte aux propos que tient l’Étranger au jeune Socrate dans les dialogues sur le politique de Platon : « Jamais la loi ne pourra, en embrassant exactement ce qui est le meilleur et le plus juste pour tous, ordonner ce qui est le plus parfait, car les dissimilitudes des hommes et des actes et le fait que presque aucune chose humaine n’est jamais en repos ne permettent d’énoncer rien d’absolu et allant de soi pour tous les cas et pour tous les temps dans aucune matière et pour aucune science. […] Or nous voyons que c’est à cela même que la loi veut parvenir, c’est-à-dire énoncer des absolus valant pour tous et pour tous les cas, comme un homme arrogant et ignare qui ne permettrait à personne de rien faire contre ses ordres ni de lui poser des questions, ni même, si quelque chose de nouveau survenait, de faire mieux que ce que postule la loi en dehors de ses prescriptions ».

Ce que nous interdit cet homme arrogant et ignare[6] en imposant des catégories administratives sans lien aucun avec le fonctionnement du réel dont elles sont supposées nous protéger, c’est de développer notre rationalité pratique, celle qui nous permet de vivre en situation -et donc de déconfiner. Celle-ci ne requiert pas seulement la rationalité théorique, celle des règles générales ; elle requiert surtout la faculté de phronèsis, c’est-à-dire « la faculté de juger non pas seulement si tel cas entre dans le champ d’application de telle règle, mais bien de discerner ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas », en l’occurrence pertinent pour l’action. La phronésis, selon la définition qu’en donne Castoriadis et que reprend Descombes « c’est le jugement dans ce qu’il a de créateur ». Et ce qu’il a de créateur, ce n’est pas de trouver à partir d’un cas unique une règle originale qui s’applique à ce cas, sans intégrer en rien les règles plus générales déjà disponibles ; c’est de savoir faire avec le fait qu’une situation n’est précisément pas un cas, où telle règle particulière doit s’appliquer, mais plusieurs cas en un seul, « comme le point d’application possible de plusieurs règles, qui ne sont pas toujours conciliables ». On ne doit pas confondre « le travail théorique de l’enquêteur » (qui est celui du scientifique, virologue, épidémiologiste, biologiste…) et « le travail délibératif d’un acteur », qui est celui que doit accomplir toute personne concrète ayant à accomplir un acte en situation. La capacité créative phronétique, c’est de savoir utiliser de façon pertinente, en situation, les multiples abstractions possibles de cette situation, éventuellement contradictoires, pour ce qu’elles sont capables d’apporter pour le choix de l’action. C’est « l’exercice d’un sens qui permet de distinguer ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Il ne s’agit plus [seulement] de ce qui existe, mais de ce qui importe. Il s’agit d’assigner un ordre de valeur ou de priorité : il y a les choses importantes, qu’on ne peut pas se permettre de négliger, et il y a les choses secondaires, qu’on peut tenir pour insignifiantes ou indifférentes à la chose qui nous occupe ». L’exercice de ce sens est difficile, et d’autant plus que les situations dans lesquelles il s’exerce sont complexes, ce qui est au plus haut degré le cas de la situation épidémique actuelle. Ce que Castoriadis appliquait à la démocratie et aux lois pourrait s’appliquer tout autant à ce dont nous avons besoin pour pouvoir sortir de nos cavernes et revivre : « si donc nous acceptons qu’il y ait un petit espoir avec cette foule du bétail humain, à ce moment-là la conséquence du texte platonicien est évidente [] Il faut éduquer les gens de telle sorte qu’ils puissent eux-mêmes constamment combler cet écart entre les grammata, les lettres mortes de la loi, et la réalité, qu’ils puissent eux-mêmes chacun s’asseoir à leur propre chevet –puisque personne d’autre ne peut le faire pour eux ». C’est dans l’éducation que Castoriadis plaçait la solution à l’illusion nomocratique. Et c’est ce qu’il faut urgemment mettre en place, dans le mois qui nous sépare du 11 mai. Et dont nous ne voyons malheureusement même pas encore le moindre commencement de frémissement.

D’ici là, méditons, comme peut-être l’avaient fait les jeunes collaborateurs d’Yves Calvi avec leurs bières, ce beau texte de Baudelaire, et la très émouvante lecture qu’en fait Serge Reggiani.

Demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront :

« Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie, d’amour[7] ou de vertu, à votre guise. »

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris

De vin, de poésie, d’amour. Ou de vertu, poursuit Serge Reggiani avec Baudelaire, mais avec une moue espiègle et dubitative. Méfions-nous comme lui de la vertu, de la consigne, des entrepreneurs de morale et de leurs délations. Ils nous tueront tout aussi bien que le virus. Et sans doute davantage.

Xavier Briffault, (Gif-sur Yvette)

 

[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/04/10/lars-tragardh-la-suede-lutte-contre-la-pandemie-a-travers-la-liberte-sous-responsabilite_6036233_3210.html.

[2] Je me réjouis que depuis lors même l’Académie de Médecine recommande l’abandon de ce terme inepte (http://www.academie-medecine.fr/communique-de-lacademie-nationale-de-medecine-agisme-et-tensions-intergenerationnelles-en-periode-de-covid-19

[3] Cette histoire est de pure fiction. Toute ressemblance avec des personnes ou situations ayant existé ne saurait être que fortuite.

[4] Formulaire que demande Robert de Niro dans le Brazil de Terry Gillian aux fonctionnaires venus chercher Buttle, pardon Tuttle, pour les rendre fous.

[5] Le raisonnement de l’ours, pp. 287-308.

[6] Le texte date de Platon, il ne vise donc aucun ministre actuel en particulier.

[7] Cette option n’est pas dans le texte écrit par Baudelaire, c’est Reggiani qui l’ajoute à sa lecture.