L’approche évolutionniste, comme le rappelait le Pr Aubin en introduisant cette rencontre, postule que si des mécanismes neurobiologiques ont émergé ou se sont maintenus dans le temps, c’est qu’ils sous-tendent des comportements qui ont avantagé d’une façon ou d’une autre l’adaptation d’une espèce à un environnement donné. Certains comportements ont en effet une forte valeur adaptative, comme ceux qui touchent à la survie ou à la reproduction des individus, ou encore pour l’être humain ceux qui concernent la coopération entre individus ou les soins aux enfants. On considère actuellement que l’homme moderne est originaire d’Afrique où il s’est différencié sur plusieurs millions d’années avant de se disséminer sur l’ensemble du globe il y a environ 50000 ans. L’essentiel de son évolution s’est donc fait dans un environnement qui n’a plus rien à voir avec celui dans lequel nous vivons. De nombreuses maladies pourraient ainsi être en rapport avec la discordance entre notre environnement actuel et celui pour lequel notre organisme a été génétiquement sélectionné durant des centaines de millénaires.

Un environnement dépressogène ?

La dépression pourrait en particulier, d’après le Pr Kornreich, psychiatre et addictologue à Bruxelles, résulter d’un tel « mismatch » entre notre environnement actuel et celui de nos ancêtres. Cela permettrait d’expliquer l’augmentation de la prévalence de cette maladie au cours des dernières décennies. Parmi les nombreux changements de notre environnement cités par le Pr Kornreich, on retiendra d’abord ceux concernant notre alimentation (diminution de la consommation de poissons, par exemple) et notre activité physique. Cette dernière, en particulier, serait passée en un siècle de plus de 8 heures à moins d’une heure d’activité régulière par jour, ce qui ne peut qu’interpeller au moment où l’on découvre l’importance de l’activité physique sur l’humeur et, plus globalement, sur la neuro-plasticité du cerveau. Notre environnement psychosocial a aussi beaucoup évolué au cours des dernières décennies. La taille des familles en particulier s’est réduite, ce qui diminue d’autant la possibilité de trouver un support en cas de besoin. L’accès à l’information pourrait avoir un rôle aussi en nous confrontant régulièrement, et quasi en direct, à des drames ou à des catastrophes dont nous n’aurions même pas eu connaissance il y a quelques décennies encore. Citons enfin l’effet paradoxal de l’amélioration de nos conditions de vie qui en augmentant, au moins potentiellement, le champs de nos possibilités, ne peut que générer de l’insatisfaction, de la frustration.

Déprimer, pour quoi faire?

Quelle utilité pourrait avoir eu la dépression pour nos ancêtres ? Le comportement dépressif pourrait tout d’abord être une façon de demander de l’aide, de provoquer l’empathie des autres, l’homme étant naturellement sensible aux manifestations de détresse de ses congénères. La dépression peut aussi être vue comme un fonctionnement en mode économique de l’individu, ce qui peut parfois être la meilleure option en attendant que les choses s’améliorent. La dépression pourrait aussi être une façon de limiter les dégâts quand une stratégie s’avère inefficace. Des symptômes comme la fatigue, le pessimisme, peuvent aider à ne pas s’entêter dans une situation défavorable. Dans le cadre d’une compétition sociale, le comportement dépressif peut également être considéré comme une manifestation non verbale de soumission, une façon d’exprimer que l’individu se retire de la compétition, qu’il n’est pas dangereux pour celui qui a gagné et donc la cohésion du groupe. Enfin, les ruminations pourraient correspondre à une réorientation des ressources cognitives de l’individu à la résolution d’un problème crucial pour lui, en particulier en diminuant les facteurs de distractions.

La dépression, l’antibiotique du paléolithique ?

Au niveau biologique aussi la dépression aurait pu avoir une utilité pour nos ancêtres. On estime actuellement que l’homme préhistorique, qui vivait environ jusqu’à 25 ans, mourait surtout d’infection. D’où l’importance pour sa survie de l’efficacité de son système immunitaire. La dépression pourrait ainsi être une réponse adaptative permettant de diminuer le risque d’infection en cas de stress ou encore de combattre une infection en en diminuant le coût. Des hypothèses plus complexes reliant dépression, système immunitaire et inflammation ont aussi été soulevées. L’une d’elles suppose qu’une modification de notre flore intestinale pourrait contribuer à l’augmentation de la dépression. En effet, certains micro-organismes, auparavant omniprésents dans notre environnement, notre nourriture et notre intestin, semblent avoir été chargés au cours de notre évolution de participer à notre système immunitaire, en particulier en limitant certaines réactions inflammatoires. Les modifications de notre biotype intestinal lié à notre environnement industriel actuel pourraient ainsi conduire des individus vulnérables à présenter des réponses inflammatoires inappropriées à des facteurs de stress, conduisant entre autres à l’augmentation des taux de dépression (Raison et al, Arch Gen Psychiatry, 2010, 1211–1224). Enfin, une théorie évolutionniste très récente fait même de la dépression une partie intégrante des défenses immunitaires de l’individu, les symptômes dépressifs apparaissant alors inextricablement liés aux réponses physiologiques à l’infection (Raison & Miller, Molecular Psychiatry, 2013, 18 ; 15-37).

Christian Trichard, Orsay