Le nombre de sessions de ce CFP évoquant, de près ou de loin, l’utilisation d’outils numériques ou virtuels dans l’évaluation des trouble psychiques de nos patients, dans leur prise en charge, dans la formation des psychiatres, ou encore dans la genèse de troubles psychiques (petite liste non exhaustive : FA01, FA10, FA27, R07, S05, S06, S07, S21, C1, R12, …), reflète la place que ces outils prennent dans notre société, avec une croissance exponentielle.

 C’est dans le domaine des entreprises que l’envahissement par le numérique a d’abord fait discourir. Aujourd’hui, le Président de la République rêve d’une “start-up nation”; les “incubateurs de start-up” sont en plein boum -même s’il faut plus considérer le solde démographique net de ces entreprises, plutôt que le nombre de créations- ; les plus grosses entreprises de la planète (les fameuses “GAFA”, et leurs pendants chinois) font de l’intelligence artificielle -l’IA, c’est plus chic…- le centre de toutes leurs anticipations.

Le film Her, dans lequel Joaquin Phoenix s’éprend d’une créature virtuelle, soulève par exemple quelques questions dérangeantes quant aux applications de l’intelligence artificielle – d’autant mieux que la voix de cet avatar est celle de Scarlett Johansson, donnant toute sa crédibilité à ce drôle d’élan amoureux.
Robots et chatbots (les robots qui parlent) sont le nouvel horizon dans bien des domaines, y compris le nôtre, la médecine, et tout particulièrement la psychiatrie. Leur place aujourd’hui restreinte tient sans doute plus à des freins psychologiques que techniques, puisque qu’ils sont d’ores et déjà capables de rendre un nombre quasi illimité de services ou d’aides aux pauvres humains limités que nous sommes, mais qui ne craignent rien tant qu’un “grand remplacement” par ces petites machines.
 
En attendant le recours aux prud’robots…
Si les robots (soyons inclusifs : les robot.e.s) peuvent sans aucun doute faire parfois mieux que les humains, c’est pour le moment dans les tâches répétitives ou chronophages qu’ils sont le mieux acceptés. Mais il semblerait par exemple que les chatbots sont plus performants que les DRH pour mener un entretien d’embauche, car ils inhibent moins le candidat, et permettent des entretiens plus longs.
Dans le domaine de l’attention à l’autre, ils offrent déjà un accompagnement aux très jeunes enfants ou aux personnes très âgées dans les hôpitaux, où ils apparaissent capables, de façon complémentaire aux soignants d’antan (les humains), de stimuler des capacités émotionnelles et cognitives, de favoriser la gestion du stress (voir les robots-peluche) etc…
L’attachement à ces machines est parfois considérable, au point qu’au Japon, il n’est pas rare que son propriétaire fasse procéder à une cérémonie funéraire lorsqu’un robot est hors d’usage. Mais dans la culture japonaise, tout a une âme, créatures animées ou inanimées, et un humain peut déposer une partie de la sienne dans son robot ; alors que les religions du Livre s’offusquent que l’homme puisse créer à l’image de Dieu…
 
L’humain et les data
Mais si aucun argument incontestable ne justifie nos craintes d’une place toujours croissante de la machine au détriment de l’homme, et d’une autonomisation progressive de la créature par rapport à son créateur, il faut reconnaître que rien non plus ne nous permet d’affirmer des limites à leurs capacités et à leur pouvoir. Dans un récent et très intéressant numéro du Forum du quotidien Libération (28 oct 2017, dans sa forme ancestrale d’édition papier), “Quelle vie à l’ère du numérique ?”, JR Genascia se veut rassurant : “penser qu’on puisse doter les machines d’attributs de l’intelligence comme la conscience de soi et une volonté propre relève d’un contresens sur la signification de l’intelligence artificielle en tant que discipline scientifique, et d’une illusion sur les possibilités techniques“. Voire…
Dans ce même Forum du 28 oct., Roland Gori s’interroge sur ce qu’il reste de la réalité psychique et de la relation symbolique des hommes et des femmes, sous le poids des données du numérique. L’homme numérique, sous l’effet d’avalanches de chiffres et d’informations, semble, selon certains augures, s’impliquer moins dans les relations humaines. La frénésie à communiquer et à informer, et la transparence subie ou voulue de chacun(e) ne sont-ils pas les révélateurs d’une invisibilité sociale douloureuse ?
Par ailleurs, les “esprits numériques” que sont les Facebook, Google et autres ne sont pas de pures abstractions, et Gori nous met en garde contre le pouvoir qu’ils détiennent, leur influence sociale et subjective considérable.
 
Le droit à la déconnection
Se pose aussi (voilà qui intéresse les soignants en santé mentale) la question des risques psychiques de l’hyperconnectivité. Chacun peut se connecter en permanence, en tout lieu, à tous les réseaux. Chaque site ou application s’ingéniant à développer des alertes et à convaincre l’utilisateur de les activer, celui-ci vit désormais sous le régime de l’alerte permanente, non pas avec la crainte des bombes comme lors du Blitz, mais avec l’espoir d’une petite information supplémentaire ou en avant-première, à (presque) lui seul destinée.
Les effets nocifs de cet état se font sentir dans la sphère professionnelle, où l’on tente d’instaurer un “droit à la déconnection” : droit dont on perçoit bien l’utilité voire la nécessité, mais plus difficilement les règles : il est plus facile de garantir le droit de grève que de définir ce que peut être un droit à la déconnection…
Comme le décrit bien Dominique Boullier, directeur du Social Media Lab de l’EPFL (l’Ecole Polytechnique de Lausanne), l’hyperconnectivité entraîne une logique d’immédiateté : il faut être en permanence disponible et réactif, sous peine d’être disqualifié dans son travail. Mais les effets délétères sont nombreux : travail souvent bâclé, perte de savoir-faire, perte de la capacité d’anticipation (nos enfants seront-ils des atrophiés du lobe frontal ?)…
 
Autant de pistes qui peuvent alimenter la réflexion sur la place des technologies du numérique et des outils virtuels dans nos professions… mais ça, vous le verrez au CFP !