Soignants, nous sommes en première ligne pour « panser les plaies » psychologiques des victimes directes ou indirectes, du terrorisme (voir la session FA29). Mais nous devons aussi réfléchir sur les causes des évènements eux-mêmes : « penser les plaies » de notre société pour comprendre comment limiter le risque de tels actes et leur impact sur les victimes.

Juste après l’attentat de masse du 14 juillet à Nice, on pouvait lire un entretien éclairant avec le psychanalyste Roland Gori (politis.fr, publié le 21 juillet 2016). Roland Gori, qui a longtemps enseigné la psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille, et qui est souvent descendu de sa tour d’ivoire pour s’impliquer dans la vie associative et citoyenne, rappelle tout d’abord, interrogé ainsi « à chaud » juste après ce deuxième attentat majeur en France, la nécessité de prendre le temps de penser ces actes, quand l’information et l’analyse sont de plus en plus « corrompus par les dérives de ‘la société du spectacle’ et du ‘fait divers’, qui permet la marchandisation des émotions et des concepts », et qui constitue le fond de commerce des organisations terroristes. Il souligne la responsabilité des médias qui contribuent à la « star academysation » des passages à l’acte criminel.

Aux côtés des troubles de la personnalité et des troubles psychiatriques, Roland Gori pointe les déterminants idéologiques, politiques et religieux, (mais aussi délinquants) de tels passages à l’acte. La force de Daech est de servir de prétexte et de caisse de résonance à des actes aux motivations diverses (détestation des société occidentales et de l’arrogance des anciens colonisateurs, haine des juifs, combat contre les musulmans modérés), qu’il « recycle » dans le cadre de son combat global. Roland Gori met bien en exergue le but principal de cette organisation : la déstabilisation des sociétés occidentales et de tous les pays musulmans qui ont partie liée avec l’Occident.

En donnant une unité et une consistance à de nombreuses actions plus ou moins inspirées par le terrorisme djihadiste, les relais politiques, médiatiques et intellectuels (et les experts auto-proclamés) abondent la propagande de ce groupe et valident sa campagne de terreur. Les gouvernants, lorsqu’ils mettent en avant les actions militaires qu’ils mènent, confortent l’argument d’une arrogance occidentale qu’il faut combattre. Les sentiments (haine, tristesse, désir de vengeance) de tout un chacun, proche de victime ou spectateur des médias, ne doivent pas être mis en spectacle par les politiques ou les médias ; comme le dit Roland Gori : « ne servons pas la soupe à Daech ».

Roland Gori regrette que « la radicalisation d’une personnalité apparemment aussi trouble que celle du tueur de Nice, ses addictions et ses violences, sa bisexualité et son alcoolisme » soient aussi vite solubles dans le « radicalisme religieux ». Il propose quelques pistes aux politiques : ne pas suivre l’opinion publique « terrorisée » mais l’éclairer, comprendre que les revendications de Daech sont le plus souvent opportunistes pour tout ce qui peut activer les tensions intracommunautaires, démonter intelligemment leur propagande, souligner toutes les contradictions des tenants de cette idéologie : «  Toutes les idéologies finissent par se discréditer du fait que leurs plus chauds responsables n’agissent pas comme ils disent, et ne disent pas comme ils agissent ».

La seconde partie de l’entretien tire les leçons politiques de cette situation. Antonio Gramsci définissait ainsi la « crise » : « c’est quand le vieux monde est en train de mourir, et que le nouveau monde tarde à naître. Dans ce clair-obscur, naissent les monstres ». Pour Roland Gori, nous sommes dans cette crise, et ce qu’il appelle les « théofascismes » sont les monstres que nous avons fabriqués. Le marché et le droit occidental mondialisé ne séduisant plus les peuples, la place est libre pour de larges mouvements nationalistes, populistes, racistes, ou pour ces mouvements violents «habillés de religion et de marqueurs communautaires ou ethniques» qui émergent des angoisses de chaos, d’anéantissement, de déclassement.

Comme dans l’entre-deux guerres, face à la crise des valeurs et des pratiques actuelles, les peuples occidentaux se trouvent confrontées à une situation politique sans solution politique possible. La destruction des services publics, la logique de l’austérité, la prévalence de l’économique contribuent au sentiment d’insécurité, alors que c’est la fabrique de lien social, aujourd’hui quasi oubliée, qui est le meilleur vecteur de sécurité, et prive de leur force ceux qui tentent de faire basculer la démocratie en jouant sur les émotions ou la peur.

Roland Gori n’est pas optimiste : il estime la situation grave, souligne que les mesures sécuritaires et de surveillances mises en avant aujourd’hui – dont il ne préjuge pas de l’intérêt immédiat – doivent nécessairement s’accompagner, sur le plus long terme, de mesures politiques, sociales, culturelles, sauf à tomber dans le piège qui nous est tendu en changeant insidieusement de civilisation et de manières de vivre. Mais il met en garde contre la place démesurée donnée au terrorisme de Daech, qui conduit à négliger tous les périls qui menacent notre société. Pour lui, cette situation ressemble fortement à ce que Simone Weil décrivait de la situation en Allemagne en 1932-33 : les peuples vont chercher ailleurs que dans les partis traditionnels des points d’appui pour s’extraire de leur désespoir. Hitler, en encadrant les masses, en leur donnant des boucs émissaires face à leurs sentiments de colère et d’humiliation, leur a donné des raisons de vivre et de mourir pour de fausses illusions. « Après la guerre, un vent humaniste a soufflé. Il est retombé. Aujourd’hui, de nouveau on entend la colère et le désespoir ».

La renaissance politique des notions de communauté religieuse, ou ethnique, ou autre, s’explique par les failles du système actuel : « faute d’idéologies politiques identifiables, le motif religieux fait l’affaire pour nombre de propagandes « par l’acte », comme on le disait naguère des anarchistes. Les idéologies avaient eu tendance à remplacer les religions, aujourd’hui les motifs religieux tendent à recouvrir des idéologies. Mais les pratiques tendent à se maintenir, c’est toujours violence contre conscience, humanisme contre barbarie, Lumières contre ténèbres… ». Il faut donc aborder la question politique qui se cache derrière le religieux ou le communautaire, par exemple en reconsidérant la fonction sociale de l’art, du soin, de l’éducation, de la justice, et la fonction politique de la culture et de l’information : il faut réinventer l’humanisme.

Pour finir, Roland Gori cite Stefan Zweig : évoquant le Brésil, celui-ci montrait qu’une culture peut naître de la « créolisation » de l’ensemble des particularités culturelles qui la composent. « C’est l’hétérogène qui rend fort ». Stefan Zweig proposait d’enseigner à chaque nation son histoire : non celle de ses conflits avec les autres, mais ce que chacune d’entre elles doit aux autres pour être devenue ce qu’elle est. « Il s’agirait moins d’enseigner nos victoires et nos défaites, que nos dettes aux autres cultures ». Nous en sommes encore loin…