N’est-il pas étonnant de constater que la psychanalyse a partout droit de cité, sauf désormais en sa mère patrie ? Journalisme, droit, philosophie, histoire de l’art : la psychanalyse a gagné tous les champs de réflexion et d’exercice. Dans le socius, personne ne doute plus de l’hypothèse de l’inconscient freudien, comme en témoigne le statut acquis par le lapsus chez l’homme politique : la révélation accidentellement sincère de son for intérieur. Il n’est pas de lieu médiatique, d’espace public, jusqu’à l’hémicycle de la représentation nationale, où la psychanalyse ne fasse partie de la vie quotidienne, de débats souvent d’une grande vitalité. Dans le langage de tous les jours, comme à la une des journaux, les expressions telles que « tuer le père », « faire son Œdipe », « c’est un acte manqué » sont devenues communes jusqu’à la vulgarisation.

Par un contraste saisissant, ces mêmes expressions sont devenues taboues en psychiatrie. Tout comme n’y est plus qu’allusive ou persifleuse toute référence à l’inconscient freudien. Par un mouvement de l’Histoire qu’il ne s’agit pas d’analyser ici mais de constater, la psychiatrie est devenue le seul champ disciplinaire où la psychanalyse est devenue plus qu’indésirable : absente. Sans doute, tel n’est pas le cas en pédopsychiatrie, ni chez les cliniciens et les services témoignant par leur âge ou leur expérience d’un âge d’or où psychiatrie et psychanalyse marchaient l’amble, un temps d’avant le grand clivage qui les mettrait dos-à-dos. Mais force est de constater que l’enseignement universitaire de la psychiatrie médicale a mis peu à peu sur la touche l’enseignement des acquis freudien et lacanien pour la déléguer aux seules facultés de psychologie.

Cette situation est amenée à changer. D’une part, les mouvements de flux et de reflux dans l’Histoire de la pensée vont générer une redécouverte de la psychanalyse par les médecins de l’esprit. D’autre part, les neurosciences ont atteint une maturité qui amène à de nouveaux questionnements, que recense le formidable Neuroscepticisme de Denis Forest[1] et qui imposent déjà une convergence épistémologique avec la psychologie psychanalytique. Par ailleurs, son clivage d’avec la psychiatrie biologique n’est plus tenable à l’heure où l’inconscient cognitif se révèle un océan dont la conscience n’est plus que l’écume, obligeant à redéfinir l’immense territoire en-deçà de la volonté, de l’intentionnalité, du libre-arbitre. Enfin, et surtout pourrait-on dire s’agissant d’avenir, les futurs psychiatres, internes d’aujourd’hui, sont demandeurs de modèles intégratifs ; monistes de naissance, ils exigent que l’ensemble cerveau/esprit leur soit expliqué avec une triple logique : médicale, scientifique, et analytique ; faire l’impasse sur l’hypothèse de l’inconscient freudien est devenu impossible, tant il en va de la crédibilité de notre enseignement. Dans un mouvement néo-widlöchérien, et suivant les premiers pas de la neuropsychanalyse, nous sommes sommés d’articuler au cognitif et à la neuroimagerie, le désir, le langage et la psychodynamique.

[1] Denis Forest, Neuroscepticisme : les sciences du cerveau sous le scalpel de l’épistémologue, Éditions Ithaque, 2014.