À la fin du XIXème siècle, Confessions est Le jeu en vogue en Angleterre. Il s’agit pour les questionnés de dévoiler leurs pensées, sentiments, goûts et aspirations. Marcel Proust découvre ce test alors qu’il n’est encore qu’un adolescent et le rend célèbre par les réponses qu’il y apporte. Deux siècles plus tard, Philip Gorwood se prête à ce jeu des confessions dans une version « psychiatrique » dudit questionnaire après nous avoir livré quelques éléments de son parcours cartographique et professionnel.

P. Gorwood

C’est avec beaucoup de simplicité que Philip Gorwood décline un parcours professionnel marqué par une très grande cohérence puisqu’il réalise aujourd’hui, dans sa pratique de professeur de Psychiatrie à la Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale (CMME) à l’hôpital de Sainte-Anne à Paris, le rêve qu’il avait à 14 ans : devenir un psychiatre doté des moyens d’explorer scientifiquement le fonctionnement du cerveau. Cet appétit de comprendre le fonctionnement cérébral humain, inspiré de la lecture précoce de Freud, Philip Gorwood l’a concrétisé selon un enchainement d’une rare linéarité : Bac scientifique, études de Médecine et Internat de Psychiatrie à Paris, deux années de recherche à l’INSERM, une thèse de neuroscience, un clinicat à l’hôpital Louis Mourier à Colombes, un poste de PHU dans le même établissement, un poste de PHPU à la CMME et, enfin, Chef de service qui lui a permis d’explorer les champs de l’alcoologie, de l’anorexie mentale, de la génétique et de déployer sa recherche sur les vulnérabilités aux troubles psychiatriques et addictifs.
Un parcours sans faute, certes ! Mais qui s’appuie sur certaines singularités de la personne comme la biculturalité (Philip Gorwood est de père anglais et de mère française) ainsi qu’une enfance marquée par de nombreux déplacements qui ont développé sa flexibilité sociale et culturelle. Une trajectoire qui s’octroie aussi régulièrement quelques échappées belles par le biais de ses engagements sportifs ; les courses de trail et triathlons qu’il effectue de longue date. Une sortie des chemins battus que nous retrouvons aussi lors d’un long séjour à La Réunion, où jeune médecin, Philip Gorwood a saisi l’opportunité de son service militaire pour s’initier à la recherche génétique en écumant les régions les plus reculées de l’île pour prélever des lignées de familles atteintes en grand nombre par la schizophrénie.
Si l’ambition professionnelle était ancienne, les premiers pas dans la psychiatrie se sont avérées pour lui très décevants. Sur les premiers stages d’interne qu’il effectue dans la discipline, son jugement est sans appel : « un désert de connaissances et d’encadrement dans des lieux peu amènes». Cette déception avive son appétit de connaissance qui vont fort opportunément pouvoir s’assouvir grâce à la rencontre avec le Professeur Adès qui l’initie à l’alcoologie, puis le Professeur Leboyer avec laquelle il déploie une activité de recherche en génétique et, enfin, le Professeur Rouillon avec lequel il met en place et dirige l’équipe de recherche sur les vulnérabilités aux troubles psychiques.
Philip Gorwood exprime une forte reconnaissance et un attachement profond à l’égard des personnes qui ont jalonné son parcours professionnel depuis ses compagnons de préparation à l’internat jusqu’à celles qu’il a tissé avec ses étudiants en passant par ses maîtres d’internat. Il admet avoir conservé avec nombre d’entre eux des liens indéfectibles. Et s’il se décrit comme un homme impatient, entendez par ce vocable que l’urgence du temps l’anime. Mais son impatience ne côtoie nullement l’inclination à la lassitude. Philip Gorwood apprécie le temps long comme en attestent ses liens affectifs, ses engagements intellectuels ou encore les ultra longues courses de trail qu’il effectue.
Philip Gorwood conclut ce bref autoportrait par le constat d’une chance : La chance d’avoir réalisé son rêve d’enfant, devenir Psychiatre : le plus beau métier du monde, selon lui, parce qu’il permet d’être en lien et en empathie avec les autres avec le support d’un savoir construit et solide. Cette capacité à éprouver du plaisir énoncée par un éminent addictologue n’est pas sans évoquer cette phrase de Gide dans l’Immoraliste : « Je tiens la sobriété pour une plus grande ivresse, j’y garde ma lucidité ».

Et si Philip Gorwood était un nuage…

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 Dix questions pour jouer avec Philip Gorwood
 
Le principal trait de mon caractère pathologique.
Je ne lâche JAMAIS rien ! Je suis grave, je l’admets. Par exemple pour les articles, mon record personnel, c’est d’avoir soumis sept fois un article avant qu’il ne soit accepté. C’est totalement pathologique. J’ai tendance à m’accrocher, ça aide aussi, ça a beaucoup d’avantages.
 
La qualité que je désire chez un patient.
La curiosité. Je suis très adepte du shared decision making, nouvelle tendance qui consiste à considérer que le patient est un co-thérapeute. Une échelle permet de mesurer ce processus en 6 ou 7 items. Il y a deux questions que je trouve très utiles et que tous les praticiens pourraient garder en tête. La première : « Est-ce que vous avez terminé votre entretien en proposant au minimum deux traitements différents ? ». Si ce n’est pas le cas, ça veut dire que vous avez un discours descendant : « Moi je sais ce que vous avez, je sais le traitement dont vous avez besoin et que vous allez prendre ». Lorsqu’on laisse le choix au patient, il peut nous répondre : « Je n’en sais rien, c’est à vous de me le dire ! ». Alors on peut discuter des bénéfices, des risques et des symptômes indésirables et l’aider à choisir. La deuxième question est : « Le patient vous a-t-il lui-même posé des questions ? ». Le fait qu’il soit ainsi actif dons le processus de décision permet une meilleure compliance. Il peut choisir : « Je préfère prendre 2kg plutôt que d’avoir de l’impatience ». La tolérance aux effets indésirables est alors incomparable. Cela paraît naturel mais ce n’est pas dans nos habitudes. Nous, à la fac on nous a appris : « Vous trouvez le bon traitement car vous êtes les sachants, les patients n’ont qu’à suivre », ce n’est pas vrai. Il faut absolument que le patient participe au processus décisionnel. Dans un monde idéal le patient prendrait tous ces traitements mais ce n’est vrai que dans 20% des cas. On est à une époque fabuleuse, les gens ont accès à l’information, on peut discuter d’égal à égal. Quand les patients s’intéressent aux traitements, à la maladie, c’est un bonheur de les soigner, ils sont hyper affutés dans la compréhension, l’analyse, et peuvent contrebalancer les décisions qui ne sont plus prises de manière unilatérale. Mais on soigne aussi  des patients pas curieux !
 
Ce que j’apprécie le plus chez mes collègues.
L’appétit, l’envie d’apprendre, de progresser, de prendre des responsabilités. La patate. Nous sommes actuellement à la « génération des 35 heures » et des rattrapages de garde, j’aurais rêvé d’avoir ça quand j’étais plus jeune. Cette amélioration de la qualité de vie et de libération de plus de temps se fait cependant avec une lourdeur administrative que nous n’avions pas. Il me semble qu’on peut accepter beaucoup plus de travail quand on a la sensation qu’on est maitre de ce qu’on fait. Des études montrent que les internes sont souvent anxieux, déprimés voire qu’ils ont des idées suicidaires, c’est une chose nouvelle. Ce qui est frappant c’est que ce soit inversement corrélé au temps de travail. Il me semble que l’explication n’est pas dans le temps de travail lui-même mais dans la capacité de maitrise. Quand on a l’impression qu’on suit des protocoles toute la journée c’est insupportable. Quand on est un peu seul, à travailler beaucoup mais avec la sensation que c’est nous qui décidons, on peut tolérer énormément plus de travail. Chez les collègues, quand il y a de l’envie, du plaisir à travailler, de l’enthousiasme, c’est le pied de travailler avec des collaborateurs comme ça, on peut faire plein de choses. Ce n’est pas une qualité extrêmement fréquente, peut-être à cause du système, des lourdeurs administratives hospitalières, ça casse l’envie.
 
Mon principal défaut en entretien.
L’impatience. Pourtant je fais attention. Je suis impulsif mais aussi persévérant. J’aimerais que tout aille vite. En entretien je peux me poser, je n’ai pas de déficit attentionnel ! Mais il se passe plein de choses en entretien, c’est pas l’ennui. J’ai une énorme intolérance à l’ennui.
 
Ce que je voudrais être (si je n’avais pas la chance d’être psychiatre !).
Musicien, si j’avais une autre vie. J’ai une oreille musicale qui frise le néant, je chante extrêmement faux, je n’ai aucune connaissance en solfège mais je suis fasciné par les musiciens. Mon rêve aurait été d’être Sting. Il a la capacité de chanter ce qu’il veut, du rock au classique. Il a une maîtrise de sa voix extraordinaire. J’en suis à des milliards d’années lumières. Mais n’est-on pas fasciné par ce qu’on ne peut pas avoir ?
 
L’oiseau que je préfère.
Le dodo. C’est un oiseau magnifique parce qu’il ne sait pas voler, il est gros et gras et il s’est fait massacrer quand les premiers colons bretons sont arrivés à l’île de la Réunion. Il a disparu. C’est nostalgique, mais il a disparu pour une bonne raison : quand on est bien gros et gras et qu’on ne sait pas voler, on ne sait pas se défendre, je trouve ça très attachant. Un oiseau qui ne vole pas, c’est pas la frime, mais ça me rappelle une période magnifique lorsque j’étais à la Réunion où j’ai eu ma première fille.
 
Mes peintres favoris.
Egon Schiele. Klimt c’était le vrai académicien, et son élève Schiele c’était un psychopathe pervers qui s’est fait arrêter plusieurs fois, il a eu une vie folle. Ce n’était pas quelqu’un de bien, probablement un pédophile, mort très jeune. Il était surdoué, atypique et avait un immense talent. Je travaille beaucoup sur les troubles du comportement alimentaire et les silhouettes et les autoportraits de Schiele représentent des corps pas loin de l’anorexie mentale. Ce sont des corps déchiquetés, morcelés, dénutris, des corps qui souffrent mais il y a une beauté dans la composition qui donne un clivage dans l’image du corps absolument magnifique.
 
Mes héros dans la vie réelle.
Widlöcher et Jeammet sont deux figures en psychiatrie qui m’ont marqué. Comme je suis vieux, j’ai eu la chance d’avoir Widlöcher en cours de master 2. Être capable d’avoir à la fois une clinique rigoureuse, une sémiologie et le maniement d’une psychanalyse non sauvage ou totalitaire, là on touche à des choses qui peuvent être magnifiques. Jeammet a également cette mixité, il a une vraie capacité à lire et critiquer des travaux de recherche scientifiques, biologiques. C’est aussi un grand orateur avec une qualité d’élaboration et d’analyse psychopathologique et psychanalytique. C’est peut-être pour ça que je ne supporte la psychanalyse que quand elle est brillante.
 
Une découverte scientifique qui a une valeur particulière à mes yeux.
Il y a des découvertes tous les jours, c’est ce qui est beau avec la recherche, on passe son temps à trouver de nouvelles choses. Une recherche qui m’a particulièrement intéressé a apporté un éclairage nouveau sur les effets de récompense dans l’addiction (Decker et al, 2015). Cette étude en IRM fonctionnelle a permis de mettre en évidence la cinétique de l’effet de récompense par une tâche dite de delay discounting (« effet de décroissance des valeurs dans le temps », capacité à résister à la tentation d’une récompense immédiate plus petite au lieu de recevoir une plus grande récompense à une date ultérieure). Si dans toutes les addictions et personnalités impulsives, on tolère moins de différer l’effet de récompense, cette étude montre que les anorexiques sont les seuls à prendre leur pied à avoir 11 euros dans 6 mois plutôt que 10 maintenant. Ce ne serait donc pas un trouble de l’effet de récompense mais de sa cinétique. Ça donne du sens à ce qu’on observe, par exemple le fait que les anorexiques, bien qu’ayant le même QI que la population générale ont de meilleurs résultats scolaires et universitaires : ils voient le résultat à la fin de l’année et travaillent donc plus et mieux ; de même ils vont choisir : « sauter le repas de midi car je vais perdre 100 grammes à la fin de la semaine », versus « je vais soulager ma faim, maintenant ». On voit comment un paradigme neurocognitif peut illustrer des composantes clef de pathologies comme l’anorexie mentale.

Fautes qui m’inspirent le plus d’indulgence.
Je suis très tolérant à l’urgence, l’impulsivité, les erreurs par excès de bienveillance, les maladresses par envie de bien faire, trop faire car j’en suis pétri. Les fautes liées à des tentatives d’emprise sur les autres, je supporte très mal. Quand on a de la bienveillance en médecine, qu’on est sensible et qu’on écoute le reste ne sont que des détails techniques. On connaît le solfège, on n’a qu’à apprendre la musique.