« La complexité est le principe de la pensée qui considère le monde et non pas (…) le principe révélateur de l’essence du monde »

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe

Le thème du CFP 2014, Changer nos paradigmes, est une invitation à porter un regard distancié sur notre discipline, ses fondements théoriques, et son organisation.

Côté connaissance, des données récentes de la recherche amènent à reconsidérer les modèles explicatifs des maladies mentales, en ne se contentant plus d’une simple correspondance entre l’observation de phénomènes biologiques avec des états pathologiques. Certaines avancées des neurosciences issues des biotechnologies, comme l’optogénétique, aboutissent à la découverte de mécanismes d’une spécificité jamais envisagée jusqu’à présent. L’identification de mécanismes viraux et immunitaires dans la physiopathologie de la schizophrénie vient souligner l’intérêt d’une approche résolument médicale et biologique.

Côté évolution, le développement des connaissances biologiques, sociales, le contexte économique, nous incitent  à modifier notre point de vue. Le paradigme dominant dans la recherche psychiatrique suppose une hiérarchie entre les dimensions neurobiologique, psychologique, sociale. Les données neurobiologiques ont tendance à être considérées comme explicatives des maladies, et les processus neurobiologiques servent d’explication pour savoir comment et pourquoi les interventions thérapeutiques fonctionnent, y compris pour les psychothérapies. Adopté par l’industrie pharmaceutique, ce paradigme a donné lieu à un système de diagnostic basé sur des critères générant un nombre toujours croissant de troubles, souvent identifiés chez la même personne. Le mérite de cette approche -et sa limite- est de tenter de démêler l’expérience complexe et holistique de l’individu dans son contexte biographique et social. Mais le directeur du NIMH a récemment déclaré en référence à l’inflation des critères en usage dans le DSM que « nous avions jusqu’à présent étudié des médicaments, pas des maladies. ». Désormais, les essais cliniques en psychiatrie devront suivre une approche de type médecine expérimentale visant à générer des informations sur les mécanismes sous-jacents de la pathologie.

Côté progrès, si l’amélioration constante des services cliniques et le déploiement des données de recherche ont donné une impression d’avancées substantielles dans la psychiatrie, on peut se demander si les 30 dernières années ont vu des découvertes scientifiques qui ont conduit à des améliorations majeures de la pratique. Le temps est venu de questionner la pertinence du/des paradigme(s) dominant(s). Les paradigmes ne sont ni vrais ni faux, mais simplement plus ou moins utiles pour générer des hypothèses testables et favoriser le progrès. Il y a de bonnes raisons historiques pour le paradigme hiérarchique dominant actuel et pour les systèmes de diagnostic mis en œuvre à la suite. Mais l’absence récente de progrès incite à faire une pause et à considérer des paradigmes alternatifs plutôt que de continuer simplement avec « plus-de-la-même-chose ».

Côté obscur, des pans entiers de la souffrance mentale/psychique ont été occultés, passés sous le faisceau aveugle d’un éclairage catégoriel prédéterminé. Par exemple, malgré son énorme impact sur la société, peu de progrès ont été réalisés dans la compréhension scientifique ou le traitement du comportement suicidaire. La psychiatrie a longtemps négligé le suicide, comme en témoigne la quasi-absence du sujet au sein des classifications. La suicidalité est perçue comme une complication médicale plutôt que comme une maladie à part entière, alors que le comportement suicidaire représente l’urgence la plus importante en psychiatrie en soins primaires.

Côté risque, l’avènement d’une psychiatrie préventive représente un enjeu majeur de santé publique pour le suicide, mais aussi une refonte complète du modèle de la psychiatrie curative. Pour s’attaquer aux racines de la vulnérabilité acquise dans l’enfance, et briser le risque de la transmission intergénérationnelle des traumatismes, il faut une réattribution des efforts déployés jusqu’à présent pour la prévention secondaire et tertiaire vers la prévention primaire.

Côté sous, un tel changement paradigmatique imposerait une transformation de l’organisation des soins en psychiatrie et de leur financement. L’avènement inéluctable d’une psychiatrie connectée va de toutes façons bouleverser le paysage économique en modifiant les pratiques et les rapports aux soins en plaçant l’usager, -le patient ?- au cœur de l’action. Les institutions ne pourront probablement que suivre tant bien que mal cette évolution rapide.

Côté futur, la psychiatrie académique, après qu’une synthèse souhaitable avec la médecine somatique ait été réalisée, pourrait devenir sociale. Les troubles mentaux sont définis comme des constructions dans un débat social (ce qui explique pourquoi ils sont sans cesse controversés). Nos définitions ont évolué sous la pression sociale au cours du temps, comme avec la déclassification de l’homosexualité comme un trouble mental en 1973. Un nouveau paradigme social n’ignorerait pas les dimensions biologiques et neuropsychologiques de troubles mentaux, mais tenterait de les relier à des phénomènes sociaux dans la vie du patient et aux effets de son traitement. Cela suppose la remise en question de la distinction admise entre sciences fondamentales et appliquées postulant que les découvertes sont d’abord faites dans les sciences « dures » et puis « traduites » en pratique.

Côté compétence, les modèles de soin formulés en référence au potentiel thérapeutique de l’interaction sociale ont décliné alors que la psychiatrie a évolué vers une approche centrée sur l’individu. Dans le même temps, les structures de soins ont été mises en place, avec des acteurs qui travaillent à côté de ou dans la communauté, mais rarement avec la communauté. Dans une société de plus en plus fragmentée, travailler avec la communauté aiderait les patients à établir et à entretenir des relations avec les proches et les réseaux sociaux, conférant un rôle d’agent social aux psychiatres.  « Les psychiatres fonctionnent essentiellement en vivant, comprenant et agissant » (Jaspers, 1913). Une telle perspective nécessite un accent sur les compétences et non pas seulement sur la connaissance.

Côté conclusion, un paradigme pour la psychiatrie pourrait être la singularité, née d’une tension entre modèles social et neurobiologique, qui a caractérisée l’évolution de la psychiatrie académique, depuis sa naissance au milieu du XIXème siècle. Un tel paradigme, conciliant les extrêmes, suppose la pratique d’une pensée qui va accepter la complexité, c’est-à-dire la contradiction. La complexité n’est pas un refus de la simplicité, mais une ouverture sur l’inconcevable 1.
Rendez-vous donc à Nantes, comme orateurs ou comme auditeurs, en tous les cas comme participants à cette manifestation qui nous rassemble. Comme constituants de cette complexité, et des changements qu’elle augure.