Le jeu de l’interview n’est pas toujours chose aisée, mais Yves Sarfati, président du CFP 2020, s’y prête de bonne grâce, et semble-t-il avec ce goût du jeu qui le caractérise. Personnalité flamboyante du monde psychiatrique, qui s’est très vite débarrassé des chaînes de la réussite professionnelle pour garder la liberté d’aller toujours « voir ailleurs », Y. Sarfati nous présente une personnalité et une trajectoire « bigarrées », composites. Non pas morcelées, ni caméléon : il n’endosse pas les goûts ou les passions des autres au gré des rencontres, mais creuse des sillons multiples avec une constance et un approfondissement qui surprennent par leur intensité, apparaissant toujours à la recherche de l’extrême singularité.

Complexe et parfois paradoxal : quoique grand voyageur, son parcours est géographiquement d’une parfaite stabilité, puisque toute sa scolarité se déroule dans le 15ème arrondissement de Paris, de la maternelle au Bac, et qu’il revient exercer aujourd’hui dans l’immeuble où il a vécu adolescent. Paradoxe encore : d’une grande vivacité, passant d’un sujet à l’autre ou d’un interlocuteur à l’autre avec une parfaite aisance, il dit avoir choisi sa spécialité médicale pour exercer son métier au calme, sans interruption ni téléphone. Cela après un stage dans le cabinet dentaire de son père, cabinet dont le caractère trop effervescent le conduit ainsi à renoncer à marcher dans les traces paternelles.

« des bulles de savon à la lune… »

Enfant, il dit avoir été constamment attiré d’un côté par toutes les connaissances scientifiques et biologiques, de l’autre par le goût de la scène ; il raconte avoir contourné la difficulté de monter sur une scène en utilisant ses talents d’imitateur, c’est-à-dire en donnant à voir quelqu’un d’autre que lui : fasciné par Thierry le Luron, il écrit et interprète en effet avec quelque succès sur scène, à l’adolescence, des spectacles d’imitation. Après avoir bifurqué de dentaire en médecine au début de ses études, il décrit son peu d’attrait pour les spécialités médicales rencontrées en stages d’externe – tout en relevant le poids déterminant qu’aura eu sur lui le stage effectué en maladies infectieuses au milieu des années 1980, au moment où le SIDA est une affection constamment fatale. Un stage d’externe l’aura précocement marqué : celui qu’il effectue dans le petit service de psychiatrie de l’Hôpital Beaujon à Clichy, dirigé par Alain Sztern et rattaché au célèbre service de neurologie du Pr Cambier. La grève durable des internes en psychiatrie, cette année-là, lui permet de faire d’emblée fonction d’interne. Durant ce stage, il prend en charge une patiente souffrant de schizophrénie avec schizophasie, qui parlait de « grenouilles qui font des bulles de savon à la lune » : « Je me suis dit alors que mon métier serait celui-là : parler aux schizophases ». Il fait aujourd’hui un lien avec des difficultés de communications avec une certaine aïeule….

Un parisien sur la scène

Durant tout son parcours, il a constamment mené plusieurs activités de front et a toujours aimé, comme il le dit, « avoir un pied dedans un pied dehors ». En parallèle à ses études de médecine, il fait une licence de philosophie à Nanterre, appréciant des professeurs aux fortes personnalités. Durant l’Internat, il suit le Cours Florent, et pendant le Clinicat, monte sa troupe de théâtre (la Compagnie de l’Entre-deux Portes…) en produisant pendant 10 ans un spectacle par an, dans lesquels il met en scène des textes de N. Sarraute, Th. Bernhard, R. Dubillard… Dès sa nomination de PU-PH, à Versailles, auprès de M.-C. Hardy-Baylé, le travail hospitalo-universitaire lui semble difficile à mener de front avec l’expérience théâtrale, et il prend un congé sabbatique de 4 mois pour être assistant à la mise en scène d’Olivier Py. Comprenant qu’il ne parviendrait plus à travailler à l’hôpital et l’université en ayant « un pied dedans un pied dehors », il décide de démissionner, en 2006, de son poste de professeur de psychiatrie. Ce départ du milieu hospitalo-universitaire est également favorisé par la constatation de l’inanité des multiples procédures d’accréditation ou de validation, de l’accumulation de réunions et de contraintes administratives, qui commencent, à cette période, à étouffer l’hôpital.

Entre deux portes…

Son projet est alors de reprendre, à côté d’une installation comme psychiatre libéral, une activité théâtrale plus importante. Or ce n’est pas le théâtre, mais la peinture, qui va se révéler à lui comme nouvelle passion : il se consacre d’abord à Courbet, puis à Whistler, et aujourd’hui à Hartung, avec un investissement intellectuel total, et une production aux confins de l’histoire de l’art, du théâtre, de la psychiatrie, de la psychanalyse. Il dit « aimer passer de cercle en cercle, peut-être un peu Juif errant, peut-être mi-juif mi-catholique » (si son père et son nom sont juifs, sa branche maternelle est bretonne catholique). La recherche a, dans sa vie « post-universitaire », une place continuelle, et il l’exerce aussi bien dans le domaine psychopathologique que dans le domaine de l’histoire de l’art, par ses écrits ou par les colloques de recherche qu’il organise. Et il souligne que la logique de la recherche en histoire de l’art est totalement similaire à celle de la recherche en psychiatrie : « Psychiatres et historiens de l’art se comprennent très bien, même s’ils n’ont pas la même sémiologie, s’ils ne regardent pas les mêmes détails dans les œuvres ou dans les écrits des artistes ». Lorsqu’on lui demande quels personnages l’ont marqué dans sa carrière psychiatrique, il évoque Alain Sztern, Marie-Christine Hardy-Baylé, Daniel Widlöcher, Henri Lôo. La référence à H. Lôo et D. Widlöcher renvoie à nouveau à ce désir d’être dans deux lieux à la fois, – aujourd’hui prolongé par deux séminaires, l’un à Sainte Anne, l’autre à la Salpétrière (lorsqu’il parle de son goût pour l’enseignement, comme enseignant à l’Université et comme animateur de séminaires, il évoque sa mère professeur de lettres…). D Widlöcher est d’autant plus une référence que, grand pédagogue, il aura mené lui-même, durant toute sa carrière, une réflexion à l’interface, à l’entre-deux, entre neurosciences et psychanalyse.

Le café de la mairie

Yves Sarfati évoque également l’importance qu’a eue pour lui un groupe de réflexion né dans les années 1990 auquel il participait activement (la CCRP : Clinique Contemporaine et Recherche en Psychiatrie), constitué de jeunes psychiatres réunis au Café de la Mairie à St-Sulpice, à un moment de leur trajectoire où ils disposaient déjà des outils pour penser, et croyaient encore pouvoir renverser la table, faire se rencontrer des écoles de pensées qui ne se parlaient pas.
Quel regard porte-t-il sur l’évolution de la pratique clinique psychiatrique en France ? « Je pense que la leçon de Widlöcher reste très pertinente, qui consiste à concilier des niveaux d’observation et épistémologiques distincts (cliniques, hypothèses étiopathogéniques, connaissances scientifiques). Aujourd’hui, si la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent suit cette règle féconde, la psychiatrie adulte a au contraire couru après une médicalisation et une sur-spécialisation (addictologie, psychiatrie du sujet âgé…) qui sont allées à l’opposé de cette approche intégrative, conduisant à une clinique et une recherche de plus en plus morcelées. La nouvelle génération de psychiatre aura sans doute le rôle de repenser cette intégration ». Un enjeu majeur pour la psychiatrie à venir est, pour Y. Sarfati, de savoir qui va former les jeunes psychiatres à cette approche intégrative, et qui leur montrera à nouveau la place centrale de l’étude de la psychodynamique de l’individu dans les prises en charge psychiatriques. Pour sa part, c’est ce qu’il tente de faire par exemple avec le séminaire « Formation à la pratique de la psychiatrie psychodynamique – Son articulation dynamique aux neurosciences », qui cherche à rapprocher les perspectives clinique, psychodynamique et neuro-scientifique. De même avec les colloques transdisciplinaires qu’il co-organise suivant cette éthique.

Yves Sarfati dans le cloud

Quant à l’avenir de la psychiatrie, il le voit plutôt en rose qu’en gris, dans l’espoir que les jeunes générations réaliseront cette intégration qui lui semble essentielle. « Il faut établir des niveaux de langage qui permettent de connecter des concepts, sans quiproquo ou malentendus ; on peut s’intéresser par exemple aux liens ou aux correspondances entre la théorie de l’esprit, les zones cérébrales orbito-frontales, et les mécanismes d’introjection/projection ; ou encore entre la synchronie mimétique, le cortex préfrontal et les mécanismes d’imitation du petit enfant. Je pense que l’étude de ces passerelles doit passer par une étude de phénomènes aussi élémentaires que possible, et que les jeunes générations s’y intéresseront plus que la nôtre ». Il rappelle ainsi qu’après une première moitié du XXème siècle marquée par la psychanalyse, et une seconde moitié marquée par la psychopharmacologie, le discours de Kandel en 2000, lors de sa réception du Nobel, a bien tracé ce que doivent faire les générations présentes, en rapprochant ces deux termes.

Quelques questions subsidiaires / Un bref portrait proustien

Quel est le principal trait pathologique de votre caractère ?
Peut-être l’histrionisme. Mais ce qui est important, c’est qu’il y ait du fond en arrière-plan. Un histrionisme creux me désolerait…

Quels sont vos auteurs favoris en prose ? En poésie ?

En littérature, je place Proust et Joyce tout en haut. En poésie, Lautréamont et Nerval ; et aussi Aragon, qui rétablit la clarté de la parole poétique, qui parle à tous, de façon simple, comme l’illustre le nombre de chansons que ses poèmes ont suscitées…

Être un homme a-t-il déterminé votre parcours ?

J’appartiens à la dernière génération avant la déconstruction du genre, avant la visibilité homosexuelle. Peut-être le fait d’être homosexuel a-t-il eu plus d’importance pour moi que d’être un homme : j’étais depuis l’enfance assigné à une position d’infériorité, à une position minoritaire ; le recours à l’imitation, dans mes premiers spectacles, a sans doute été lié à un sentiment d’impossibilité de parler en mon nom propre. Aujourd’hui encore, la question se pose de la pertinence de cette sorte de coming-out que je fais ici : cette exposition d’un domaine habituellement de l’ordre de la sphère privée est-elle légitime, utile, exagérée ? Bien qu’on demande généralement à un psychiatre d’être réservé, peut-être des jeunes collègues pourront en tirer profit.

Que seriez-vous devenu si vous aviez été une femme ?

Peut-être une cantatrice, attiré(e) par le côté diva. Certains verront dans cette réponse un écho de ma constante dévotion pour Jessye Norman…

Quelle qualité aimez-vous chez vos patients ?

La patience. Il faut que les patients parviennent à faire confiance au temps qui passe.

Quel est votre principal défaut en entretien ?

Je regarde trop mes mains.

Quelle avancée dans la pratique du soin a une valeur majeure à vos yeux ?
Encore et toujours, la révolution du secteur psychiatrique.

Quelles erreurs ou fautes vous suggèrent le moins ou le plus d’indulgence ?

Je n’ai aucune indulgence pour l’ingratitude. Quant au reste, je pense excuser beaucoup, ne serait-ce qu’en raison du déterminisme historique et biologique qui pèse sur chacun.

Quelle pourrait être votre devise ?

« Adverso flumine », traduire : à contre-courant.

Christian Spadone, Brigitte Ouhayoun, Paris
llustrations : Margot Morgiève, Paris